E-rencontres empêchées
Danaé Toyas
Jamais autant de moyens ne nous ont été servis pour trouver l’âme sœur. Articles d’experts, podcasts, vidéos, et même ChatGPT, tous nous prodiguent des conseils : s’aimer soi-même pour être aimé, définir le partenaire recherché selon des critères de similarité ou de complémentarité, etc. Les applications de rencontres s’inscrivent dans cette logique, nous promettant de trouver l’amour. Le partenaire idéal serait désormais à la portée d’un clic. Lorsqu’il y a déclic dans ce royaume d’images, c’est souvent la capture narcissique qui opère.
Les profils des potentiels partenaires amoureux défilent. La photo à la taille de l’écran est au premier plan. Deux options s’offrent alors : « like » ou « rejet », selon que l’image fascine ou non. Lorsque l’image est captivante et la fascination réciproque, un « match » se forme, et l’échange de messages devient alors possible.
Certaines applications prétendent se différencier en proposant des profils détaillés et promettent de trouver exactement le partenaire recherché. Une description du prétendant est proposée accompagnée de celle de son partenaire idéal. Trouver un partenaire selon ses points communs ou ses idéaux reste, néanmoins, une quête du « partenaire-image [1] », un autre en qui l’on se reconnaît, « semblable, et aussi différent, à la fois modèle et rival [2] ». Il s’agit d’un partenaire-mirage, et la fascination qu’il suscite n’est qu’un reflet de l’image que le sujet porte en lui-même [3].
Freud, déjà, avait relevé la dimension narcissique de l’amour. Dans son Introduction au narcissisme, il décrivait cette fixation amoureuse où ce que l’on cherche dans l’objet amoureux, c’est soi-même [4]. L’ « amour-passion [5] », que Lacan différencie du « don actif [6] » de l’Éros, est un phénomène illusoire survenant « lorsque chez l’autre apparaît quelque chose qui permet au sujet de recompléter, de nourrir l’image du Moi idéal [7] ». Cette dimension imaginaire de l’amour fait rêver qu’il est possible de faire un avec deux, et prétend à la « complémentation [8] » : deux êtres qui se complètent et font exister le rapport sexuel. Cette dimension leurrante, cette tromperie de l’amour en tant que mirage spéculaire, est au cœur des applications de rencontre et des réseaux sociaux où les images en miroir triomphent. Elles nourrissent l’espoir d’une fusion avec le partenaire idéal et incitent à souscrire à des abonnements pour augmenter ses chances de le trouver. « D’abord on s’affilie, ensuite on se follow. On en devient fêlé, et on finit solo » chante Stromae reprenant l’air de L’amour est un oiseau rebelle de Carmen, un opéra qui illustre bien les impasses du couple imaginaire et sa résolution impossible. « C’est comme ça qu’on s’aime » dit-il, que l’on s’aime à deux, ou que l’on s’aime soi-même. Les profils défilent, les likes enchantent et les matchs s’ensuivent. L’on s’emballe sur fond de satisfaction narcissique, « qu’elle soit de l’idéal du moi, ou du moi qui se prend pour l’idéal [9] ». Mais l’être en qui l’on s’aime n’est pas celui que l’on croit voir. « Ce n’était pas lui, elle non plus d’ailleurs [10] ». On se quitte sur un clic ou l’on se ghoste sans même un clic. Les rendez-vous se succèdent, les déceptions se répètent, et la dating fatigue finit par se faire ressentir.
Car, ce qui incite à l’amour, au-delà du mirage, c’est « un certain rapport entre deux savoirs inconscients [11] ». La rencontre amoureuse, rien ne peut la prévoir, puisse-t-elle se produire via internet, mais elle passe par l’inconscient dont les dating-apps ne peuvent qu’en faire l’impasse.
Références
[1] Miller J.-A., « La théorie du partenaire », Quarto, no 77, 2002, p. 6-33.
[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 18 mars 1998, inédit.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre iv, La relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 52.
[4] Freud., « Pour introduire le narcissisme », La vie sexuelle, Paris, PUF, 2002, p. 95.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre i, Les écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, coll. Points Essais, 1975, p. 180.
[6] Ibid., p. 421.
[7] Ibid., p. 267.
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le Partenaire-symptôme », op. cit.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Point Essais, 1973, p. 72.
[10] Lacan J., « L’Autre manque », Aux confins du séminaire, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021, p. 51.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Points Essais, 1975, p. 182.