Auguste Rodin et Camille Claudel : une implacable douleur

Joost Demuynck

 

Paul Dubois [1] avait déjà vu les statues de Camille Claudel en 1882. Mathias Morhardt nous rapporte une anecdote sur la surprise de Dubois : « Vous avez suivi des cours chez M. Rodin ? [2] ». Camille ne rencontrera Rodin qu’un an plus tard, mais son nom a été évoqué et la marquera à jamais.

La relation entre Camille Claudel et Auguste Rodin a été très compliquée. Peut-on dire la même chose sur leurs œuvres artistiques ? Je propose de faire de l’année 1886 une année particulière dans leur vie amoureuse et artistique.

Quelques phrases de Rodin à Camille :

« Ce soir, j’ai parcouru (des heures) sans te trouver à nos endroits. Que la mort me serait douce ! Et comme mon agonie est longue. Pourquoi ne m’as-tu pas attendu à l’atelier : où vas-tu ? À quelle douleur j’étais destiné. J’ai des moments d’amnésie où je souffre moins, mais aujourd’hui, l’implacable douleur reste. […] Ma Camille soit assurée que je n’ai aucune femme en amitié, et toute mon âme t’appartient » [3].

Camille à Rodin :

« Comment faites-vous pour travailler à la maquette de votre figure sans modèle ? Dites-le-moi, j’en suis très inquiète. Vous me reprochez de ne pas vous écrire assez long mais vous-même, vous m’envoyez quelques lignes banales et indifférentes qui ne m’amusent pas. Vous pensez bien que je ne suis pas gaie ici ; il me semble que je suis si loin de vous ! Et que je suis complètement étrangère ! Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente » [4].

Rodin écrit sur sa douleur, et Camille répond par le non-rapport qu’il y a : quelque chose reste absent. Mais quel amour peut suppléer à ce non-rapport ? Est-ce ici un amour imaginaire ? L’idée de faire Un ? Il y a aussi les œuvres qu’ils ont signé ensemble : l’un a signé le plâtre, l’autre le bronze de la même œuvre.

Camille essaie de trouver une solution plutôt symbolique : un contrat.

« Pour l’avenir à partir d’aujourd’hui 12 octobre 1886, je ne tiendrai pour mon élève que Mlle Claudel et je la protégerai seule par tous les moyens que j’aurai à ma disposition par mes amis qui seront les siens, surtout par mes amis influents. Je n’accepterai plus d’autres élèves pour qu’il ne se produise pas par hasard de talents rivaux quoique je ne suppose que l’on rencontre souvent des artistes aussi naturellement doués [5]

Rodin signe, mais cela n’aura pas de conséquences.

On peut dire – inconsciemment ? – que leur œuvre porte le sceau de ce non-rapport : Paolo et Francesca (1887) de Rodin ; et Sakountala (1887) de Claudel. Paolo et Francesca sont emportés par une tempête incessante qui les pourchasse et les sépare [6]. Shakountala, héroïne du poète indien de Kâlidâsa, déclare son amour au roi, qui est appelé au combat. Durvasa, connu pour son intransigeance, condamne le roi à l’oubli de son amour. Le roi avait donné une bague à Shakoutala « afin qu’on se souvienne de lui [7] ». Camille a choisi une histoire qui se termine bien. Elle ignorait encore sa propre destinée. Elle sera internée en psychiatrie le 10 mars 1913 [8]. Ses lettres ne seront jamais envoyées et les lettres à son adresse ont été retenues.


Références

[1] Paul Dubois était directeur de l’Ecole des Beaux-Arts à Paris.

[2] Morhardt M., Melle Camille Claudel, Mercure de France, 1898, p. 709-755. Repris dans : Cassar J., Dossier Camille Claudel, Archimbaud, Maisonneuve & Larose, Paris, p. 459.

[3] Rivière & Gaudichon B., Camille Claudel Correspondance, Paris, Gallimard, 2014, p. 37-39.

[4] Ibid., p. 27.

[5] Ibid., p. 41.

[6] Cf. Dante A., La Divina Commedia, Enfer, Chant V.

[7] Disponible sur internet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Shâkuntalâ.

[8] Ce jour-là, elle apprendra que son père était décédé le 2 mars. Ses obsèques ont lieu le 4 mars. Sa mère avait choisi de ne pas la tenir informée.