Discours, amour et extimité

Pamela King

 

« Lacan appelle non-rapport sexuel le fait qu’il n’y ait pas de programme préétabli entre deux corps parlants.[1] » S’il n’y a pas de rapport sexuel, qu’est-ce qu’il y a ? Jacques-Alain Miller a une réponse : « Ne pouvant se fonder au niveau sexuel sur un rapport signifiant, le couple se fonde sur une relation au niveau de la jouissance.[2] » Quelle est cette relation au niveau de la jouissance ? Il y a des couples, nous en entendons souvent parler dans notre pratique clinique. S’il n’y a pas de rapport sexuel, c’est-à-dire si chacun est seul dans sa jouissance, comment fonctionnent ces couples ?

Ce qui n’est pas écrit – le non-rapport sexuel – permet quelque chose : la contingence. Un autre nom pour cette contingence, cette rencontre, est « l’amour ». L’amour n’est pas une expérience directe et instinctive, il est médié par le symptôme. C’est pourquoi Lacan a défini l’amour comme « rien d’autre que rencontre, la rencontre chez le partenaire des symptômes, des affects, de tout ce qui chez chacun marque la trace de son exil, non comme sujet mais comme parlant, de son exil du rapport sexuel [3] ». Cet exil, c’est ce lieu de jouissance construit à partir de l’appareil signifiant dans mon cœur intime, et qui en même temps est hors du signifié, en quelque sorte interdit. C’est ce que l’on appelle l’extime. L’amour concerne non seulement le fait qu’il n’y ait pas de rapport sexuel, mais aussi la manière intime dont je rencontre ce non-rapport sexuel, et comment il a été articulé à la pulsion, dans mon cas. Pour ce qui est de l’amour, on peut se demander comment est marquée en moi la trace de cet exil. Quels sont les symptômes et les affects que je rencontre ? L’amour peut être défini comme la rencontre des symptômes et des affects qui marquent la trace de mon exil [4].

Enraciné ainsi dans l’exil fondamental du parlêtre, l’amour a clairement sa part de douleur. Le désespoir, la passion et l’incompréhension sont au rendez-vous. Avec l’amour, chacun est touché dans ce qu’il a de plus intime, car il vient suppléer un réel insupportable.

Curieusement, le mot « intimité » revient souvent dans la bouche de jeunes patientes, comme quelque chose à éviter. Going all the way, soit avoir des rapports sexuels, était autrefois l’expression de l’amour le plus ardent d’une femme ; aujourd’hui, c’est souvent un acte accompli sous l’injonction « Jouis ! ». Et pourtant, que ce soit par peur de l’intimité, par refus d’être dominée ou par combat pour l’égalité – autant de « nouvelles normes de discours [qui] s’acharnent sur un patriarcat déjà sur le déclin [5] » –, la question reste pour chacune de savoir de quelle manière intime (extime) elle rencontre le non-rapport.

Le paradoxe est précisément que cet exil du rapport sexuel est au fondement de la possibilité même de la rencontre, le nouveau facteur [6] qui permet de reconsidérer l’amour comme n’étant pas seulement narcissique, pas nécessairement voué à l’échec, mais comme suppléance à inventer à partir de son symptôme.

Références

[1] Erbe, J., « Présentation du thème of CSD17, » Is This Love ? titre des journées d’étude du Lacanian Compass, https://lacaniancompass.com/about-csd-2/

[2] Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p. 71.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 132.

[4] Cf. Miller, J.-A., “La théorie du partenaire,” https://sectioncliniquenantes.fr/wp-content/uploads/2021/06/Jacques-Alain-Miller-Theorie-du-partenaire.pdf

[5] Cf. Bosquin-Caroz P., « Présentation du thème du Congrès 2025 de la New Lacanian School : Amours douloureuses », disponible sur internet : https://www.amp-nls.org/wp-content/uploads/2024/05/FR.-PBC-ARGUMENT-NLS-2025-VF.pdf

[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit.