Pauvre Jason ?

Violaine Clément

  Pauvre Jason parti pour la conquête de la Toison

dorée du bonheur, il ne reconnaît pas Médée.

Jacques Lacan, Écrits.

 

C’est dans son texte sur Gide que Lacan parle de ce pauvre Jason, et Jacques-Alain Miller [1] y ajoute celui de con et rappelant qu’il faut voir Médée en toute femme. André Gide, écrit Lacan, aurait peut-être voulu être Thésée, mais il aurait dû affronter le minotaure pour étreindre cette Ariane qu’était Madeleine. Pauvre Thésée aussi ? Les héros mâles seraient-ils à plaindre ? N’est-il pas plus habituel de plaindre Ariane que Thésée ? Médée que Jason [2] ?

À la fin de la pièce d’Euripide, Jason est, en effet, redevenu pauvre, comme au début de sa vie. Il a tout perdu, sa femme, sa future femme, et ses enfants. Et il passe en plus pour un nul. Il aurait dû se méfier de cette femme, ainsi qu’Euripide l’a fait dire à Médée : « Et puis, je suis femme, c’est-à-dire l’être le moins habile à produire du bien et l’artisan le plus expert de tous les malheurs [3] ». Pauvre, du latin pauper, dérive de paucus, peu et de parere, enfanter. Ce pauvre Jason se plaint de ce qu’il n’est pas facile à supporter, le sort des hommes, de devoir en passer par les femmes pour avoir des enfants. Il faudrait que les hommes fassent naître les enfants d’un autre endroit, n’importe, et qu’il n’y ait pas la race femme. De cette façon, le mal n’existerait pas chez les humains [4].

Quand Médée s’adresse à Jason en le traitant de salaud total [5] et de lâche, lui rappelant toutes les horreurs qu’elle a faites pour lui, il lui répond qu’elle ne l’a pas fait pour lui, mais sous la contrainte d’Éros. Et qu’elle, la barbare, y a gagné la gloire et la civilisation. Il la raisonne en lui exposant que s’il épouse une autre fille de roi, c’est par sagesse et par habileté, parce qu’il sait qu’un pauvre fait fuir loin de lui toute famille [6]. Cette battle est emblématique de ce que Lacan dira en 1971, que dans un couple, on peut s’entendre… crier [7].

N’y a-t-il pas en chaque amoureux, faible et merveilleux, quelque chose de Jason-Tennessee [8], qui, après avoir été fasciné par l’amour, qu’il suscitait ou qui l’avait frappé, lui permettait de réaliser son projet, recouvre la raison et se rend compte que ce n’était pas ça, et il s’en va ?

C’est la question qui est au cœur des relations entre êtres vivants, entre parlêtres, entre les Trumains.

Références

[1]  Miller J.-A., « Médée à mi-dire », Lettre mensuelle, no 122, octobre 1993, p. 19-20.

[2] Ainsi que le montre ce documentaire : Mères à perpétuité, https://www.arte.tv/fr/videos/116507-000-A/meres-a-perpetuite/

[3] Euripide, Médée, Paris, Les Belles-Lettres, Classiques en poche, 2017, v. 573-575, p. 51.

[4] Ibid., v. 473-5. p. 5.

[5] Ibid., v. 465, p. 43.

[6] Ibid., v. 565, p. 49.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 145.

[8] Halliday J., « À vous autres, hommes faibles et merveilleux qui mettez tant de grâce à vous retirer du jeu !... ».